7
Vaine recherche
Toujours en quête de nourriture, Tarzan, seigneur des singes, était déjà fort loin lorsqu’il sentit l’odeur bienvenue de Horta, le sanglier. Il s’arrêta et respira profondément, sans faire de bruit, en se remplissant les poumons et en gonflant son grand torse brun. Il savourait déjà les fruits de sa victoire. Son sang circulait plus vite dans ses veines, toutes les fibres de son être vibraient du plaisir qu’éprouve la bête de chasse stimulée par la découverte de sa proie. Tranquillement, silencieusement, il s’approcha de celle-ci.
C’était un jeune adulte, puissant et agile, aux défenses luisantes. Il en usait précisément pour lacérer l’écorce d’un arbre. Caché par le feuillage, l’homme-singe s’arrêta à la verticale de l’animal.
Là-haut, la clarté livide d’un éclair déchira le moutonnement des nuages. Le tonnerre éclata et gronda. La tempête se déchaîna, tandis que l’homme s’élançait tête la première sur le dos du sanglier pétrifié, en tenant à la main le couteau de chasse de feu son père.
Le poids du chasseur fit rouler le sanglier à terre. Avant que celui-ci fût parvenu à se dégager et à se remettre sur ses pattes, la lame bien aiguisée lui avait tranché la veine jugulaire. Tandis que sa vie s’écoulait avec le sang de la blessure, la bête noire tenta de se relever et de combattre, mais les muscles d’acier de l’homme-singe la maintinrent au sol et, un instant plus tard, Horta mourait dans un frisson convulsif.
Tarzan se releva d’un bond, posa le pied sur la carcasse de sa victime et, levant la face vers le ciel, fit entendre le cri de victoire du singe mâle. Des hommes en marche perçurent faiblement le hurlement hideux. Parmi eux, les Noirs s’arrêtèrent, les yeux écarquillés.
— Que diable est-ce là ? demanda Zveri.
— Cela ressemble au cri d’une panthère, dit Colt.
— Ce n’était pas une panthère, corrigea Kitembo. C’était le cri d’un grand singe mâle qui vient de tuer une proie, ou bien…
— Ou bien quoi ? insista Zveri.
Kitembo lança un regard effrayé dans la direction d’où venait le bruit.
— Allons-nous en d’ici, conclut-il.
À nouveau, un éclair déchira le ciel et le tonnerre retentit. Une pluie torrentielle se mit à tomber sur la troupe qui se frayait péniblement un chemin vers les falaises d’Opar.
Trempée, grelottante, La d’Opar s’était accroupie sous un grand arbre qui ne protégeait que bien mal de la furie des éléments son corps demi-nu. Dans le sous-bois touffu, quelques yards plus loin, un fauve carnassier était tapi, les yeux fixés sur elle.
Quoique déchaînée, la tempête fut de courte durée, mais elle avait transformé en torrent d’eau boueuse la piste creusée de profondes ornières. Transie, La se remit en route, en marchant le plus vite qu’elle pouvait, dans l’espoir de se réchauffer.
Elle savait que la piste menait nécessairement quelque part et, au fond de son cœur, elle espérait que ce serait au pays de Tarzan. Si elle pouvait y vivre et le voir occasionnellement, cela suffirait à son bonheur. Le savoir près d’elle, c’était mieux que rien. Bien entendu, elle n’avait aucune idée de l’immensité du monde. Si elle avait connu l’étendue, ne fût-ce que de la forêt qu’elle traversait, elle en serait restée épouvantée. Elle imaginait un monde petit, parsemé des vestiges de cités en ruines comme Opar, que hantaient des créatures pareilles à celles qu’elle connaissait : hommes tordus et cagneux comme les prêtres opariens, hommes blancs comme Tarzan, hommes noirs comme ceux qu’elle avait vus, grands gorilles hirsutes comme les Bolganis qui régnaient naguère sur la vallée du palais des Diamants.
Pleine de ces pensées, elle arriva dans une clairière inondée de chauds rayons de soleil. Près du centre de cet espace découvert, il y avait une petit butte, vers laquelle elle se dirigea dans l’intention d’y prendre un bain de soleil jusqu’à ce qu’elle fût entièrement séchée et réchauffée, car le feuillage dégouttant de la forêt avait continué à la mouiller et à la glacer bien après que la pluie eut cessé.
En s’asseyant, elle perçut un mouvement à la lisière, devant elle. L’instant d’après, un grand léopard se montrait. La bête s’arrêta en découvrant la femme : l’une était manifestement aussi surprise que l’autre. Puis, jugeant apparemment sans défense sa proie inopinée, l’animal se plaqua au sol et se mit à ramper lentement, en battant de la queue.
La se leva et dégaina le couteau qu’elle avait subtilisé à Darus. Elle savait toute fuite inutile. En quelques bonds, le fauve la rattraperait et, même si elle pouvait atteindre un arbre avant d’être rejointe, cela ne lui serait pas d’un grand secours contre un léopard. Elle se disait que se défendre serait tout aussi vain, mais se rendre sans lutter n’était pas conforme au tempérament de La d’Opar.
Les disques métalliques de sa parure, finement ciselés par la main de quelque orfèvre oparien mort depuis longtemps, se soulevaient et s’abaissaient sur ses seins fermes, son cœur battant plus vite que de coutume. Le léopard avançait toujours. Dans un instant, il chargerait. Alors il se dresserait sur ses pattes de derrière, cambrerait l’échine, découvrirait ses crocs en un affreux rictus. Mais soudain, une traînée fauve surgit de derrière La, et elle vit un grand lion se jeter sur celui qui était sur le point de devenir son meurtrier.
Au dernier moment, le léopard se détourna pour fuir. Mais c’était trop tard. Le lion le saisit à la nuque. De ses crocs et de l’une de ses grandes pattes, il lui ploya la tête en arrière, jusqu’à ce que les vertèbres craquent. Puis, avec un certain dédain, il laissa tomber le cadavre et se dirigea vers la femme.
Elle comprit immédiatement ce qui s’était passé. Le lion la guettait et, voyant un autre animal sur le point de s’emparer d’elle, il s’était élancé pour défendre sa proie. Elle venait d’être sauvée, mais uniquement pour tomber victime d’une autre bête, plus terrible encore.
Mais le lion restait à la regarder. Elle se demanda pourquoi il ne chargeait pas. Elle ne savait pas que, dans cette petite cervelle, son parfum de femme éveillait les souvenirs d’un autre jour où Tarzan gisait attaché sur l’autel sacrificiel d’Opar, tandis que Jad-bal-ja, le Lion d’or, montait la garde auprès de lui. Une femme était venue. C’était cette même femme. Et Tarzan, son maître, lui avait dit de ne pas l’agresser. Ensuite, elle s’était approchée et avait coupé les liens.
Jad-bal-ja se rappelait cela, et aussi qu’il ne devait faire aucun mal à cette femme. Si lui-même ne pouvait y toucher, rien ni personne d’autre ne pouvait s’attaquer à elle. C’était pour cette raison qu’il avait tué le léopard.
Mais toutes ces choses, La d’Opar les ignorait, car elle n’avait pas reconnu Jad-bal-ja. Elle se demandait simplement combien de temps cela allait durer. Quand le lion s’approcha encore, elle se raidit, car elle entendait toujours combattre. Il y avait pourtant dans l’attitude de cet animal quelque chose qu’elle ne comprenait pas. Il ne bondissait pas, il s’avançait tranquillement vers elle et, quand il fut à environ deux yards, il se détourna, se coucha et bâilla.
Pendant un temps qui lui parut une éternité, La resta debout, à l’observer. Il ne faisait plus attention à elle. Se pouvait-il que, sûr de sa proie et n’ayant pas encore faim, il attendît le moment le plus favorable pour la tuer ? À cette idée horrible, les nerfs de La, pourtant d’acier, commencèrent à faiblir. La tension était trop forte.
Elle était certaine de ne pouvoir s’échapper, et elle aurait préféré une mort immédiate à cette expectative. Elle décida donc d’en finir au plus vite et de se rendre compte, une fois pour toutes, si le lion la considérait comme une proie déjà acquise, ou s’il la laisserait partir. Rassemblant tout son courage et toute sa maîtrise d’elle-même, elle dirigea la pointe de sa dague vers son cœur et marcha d’un pas ferme au-devant du lion. S’il l’attaquait, elle abrégerait l’agonie en se plongeant la lame dans la poitrine.
Jad-bal-ja ne bougea pas mais, les yeux paresseusement mi-clos, la regarda traverser la clairière et disparaître au détour de la piste serpentant à travers la jungle.
La marcha toute la journée, avec une âpre détermination, croyant toujours découvrir les ruines d’une ville pareille à Opar, étonnée par l’immensité de la forêt et effrayée par la solitude qui y régnait. Sans aucun doute, pensait-elle, elle arriverait bientôt au pays de Tarzan. Elle trouva des fruits et des tubercules pour apaiser sa faim et, comme la piste descendait une vallée arrosée par une rivière, elle ne manqua pas d’eau. Mais à la fin, la nuit tomba, et toujours ni homme, ni ville en vue. Elle remonta dans un arbre pour y dormir mais cette fois Tarzan, seigneur des singes, n’était pas là pour lui fabriquer une couchette ni pour veiller sur sa sécurité.
Après que Tarzan eut tué le sanglier, il en découpa les filets et reprit le chemin de l’arbre où il avait laissé La. La tempête avait ralenti considérablement sa progression mais, malgré cela, il comprit bien avant d’avoir atteint sa destination que sa chasse l’avait entraîné beaucoup plus loin qu’il ne l’aurait imaginé.
Quand il atteignit enfin l’arbre et découvrit que La n’y était pas, il resta un instant déconcerté, puis pensant que peut-être elle était descendue se dégourdir les jambes après l’orage, il l’appela plusieurs fois par son nom, de sa voix puissante. Ne recevant pas de réponse, il commença à s’inquiéter et se mit à rechercher ses traces. Sous l’arbre, les empreintes de La étaient bien visibles, car la pluie ne les y avait pas complètement effacées. Tarzan vit qu’elles se dirigeaient vers Opar. Il les perdit à l’endroit où elle avait atteint la piste, car l’eau y ruisselait toujours, mais il n’avait aucun doute quant à sa destination, et c’est pourquoi il prit le chemin de la barrière rocheuse.
Il n’avait pas de peine à s’expliquer l’absence de La, ni son retour à Opar, et il se reprocha d’avoir agi inconsidérément : pourquoi l’avoir laissée seule si longtemps sans lui avoir d’abord fait part de ses intentions ? Il supposa, très justement, qu’elle s’était crue abandonnée et s’en était retournée vers la seule patrie qu’elle connaissait, vers le seul endroit au monde où elle pouvait espérer trouver des amis. Allait-elle en trouver ? Non seulement Tarzan en doutait, mais il était convaincu qu’elle n’aurait dû en aucun cas y retourner sans une escorte suffisante pour l’aider à vaincre ses adversaires.
L’intention première de Tarzan avait été de s’opposer aux entreprises de l’expédition dont il avait découvert le camp sur ses terres, puis de retourner avec La chercher le renfort d’un assez grand nombre de ses Waziris, ces redoutables guerriers, pour assurer sa sécurité et le succès de son retour à Opar. Peu communicatif, il avait négligé d’exposer son programme à la grande prêtresse. Maintenant, il le regrettait, car il était à peu près certain que, s’il l’avait fait, elle n’aurait pas eu la tentation de retourner seule dans sa ville.
Cependant il n’était pas inquiet de l’issue des événements, car il était sûr de la rattraper bien avant qu’elle n’entre dans la ville. De plus, familier comme il l’était des dangers de la forêt et de la jungle, il en sous-estimait la gravité, tout comme nous minimisons ceux que nous rencontrons quotidiennement dans le cours ordinaire de notre existence apparemment banale, mais où la mort nous menace presque aussi constamment que les citoyens du monde sauvage.
S’attendant à rencontrer à tout moment des signes de la proximité de celle qu’il recherchait, Tarzan eut tôt fait de couvrir la distance le séparant de l’escarpement rocheux gardant le plateau d’Opar. Il commença alors à avoir des doutes, car il jugeait impossible que La ait parcouru une telle distance en si peu de temps. Il escalada la falaise et parvint au sommet de la montagne aplatie d’où l’on pouvait apercevoir Opar dans le lointain. Il n’était tombé ici qu’une pluie légère, l’orage ayant suivi le cours de la vallée. Les empreintes de Tarzan et de La datant de la nuit précédente, quand ils avaient quitté la ville, restaient parfaitement visibles sur la piste. Nulle part, pourtant, nulle trace ni odeur n’indiquait que la prêtresse fût repassée par là. En scrutant la vallée, l’homme-singe ne décela non plus aucun mouvement.
Qu’était-elle devenue ? Où pouvait-elle être allée ? Dans la grande forêt s’étendant là-bas, les pistes étaient innombrables. Quelque part, cette femme devait sûrement avoir laissé sur la terre humide des traces notables de son passage. Mais Tarzan savait que, même pour lui, les retrouver se révélerait une tâche longue et difficile.
Il allait redescendre la falaise, en proie à une certaine tristesse, quand son attention fut attirée par un frémissement à la lisière de la forêt. Il se jeta à plat ventre derrière un petit buisson et observa. Il vit ainsi sortir du bois la tête d’une colonne se dirigeant vers le pied des rochers.
Tarzan n’avait rien appris de ce qui s’était passé à l’occasion de la première expédition de Zveri à Opar puisque, pendant ce temps-là, il croupissait dans une geôle sous la ville. La disparition apparemment mystérieuse de cette troupe, dont il savait qu’elle marchait sur Opar, l’avait rendu perplexe. Et voici qu’elle reparaissait ! Ce n’était pas le moment de se demander d’où elle venait.
Tarzan regretta l’arc et les flèches que les Opariens lui avaient pris et qu’il n’avait pas eu l’occasion de remplacer depuis son évasion. Mais il connaissait d’autres moyens de harceler les envahisseurs. Depuis sa position, il les regarda aborder l’à-pic et en commencer l’ascension. Pendant ce temps, il choisit un de ces gros blocs erratiques qui se trouvent en grand nombre sur le sommet relativement plane de cette montagne. Quand l’avant-garde parut à peu près à mi-chemin, les autres la suivant en file, l’homme-singe poussa le bloc par-dessus l’arête, à la verticale des grimpeurs. Dans sa chute, le quartier de roche ne fit qu’effleurer Zveri, puis rebondit sur une protubérance au-dessous de lui, survola Colt et tua deux des guerriers de Kitembo, au pied de l’escarpement.
L’ascension s’arrêta immédiatement. Plusieurs des Noirs qui avaient accompagné la première expédition s’empressèrent d’opérer leur retraite. Le désordre et la débandade furent instantanés car, à mesure qu’on approchait d’Opar, les nerfs s’étaient de plus en plus tendus.
— Arrêtez ces fichus poltrons ! hurla Zveri à Dorsky et à Ivitch, qui regagnèrent l’arrière de la troupe. Qui se porte volontaire pour aller jusqu’au sommet voir ce qui se passe ?
— Moi, dit Romero.
— J’irai avec lui, proposa Colt.
— Qui encore ? Demanda Zveri.
Plus personne ne se présenta, Déjà le Mexicain et l’Américain avaient recommencé à grimper.
— Fais couvrir notre avance par quelques fusils, cria Colt à Zveri. Cela les tiendra éloignés du bord.
Zveri donna des instructions à quelques-uns des askaris qui n’avaient pas battu en retraite. Quand leurs fusils commencèrent à tirer, cela rendit un peu de courage aux fuyards, de sorte que Dorsky et Ivitch parvinrent à rallier tout leur monde et à reprendre l’ascension.
Bien conscient qu’il ne pourrait à lui seul stopper leur avance, Tarzan se retira en hâte, par le bord de la falaise, vers un endroit où les éboulis de granit offraient une cachette et où il savait qu’existait un sentier vertigineux, descendant au pied des rochers. Il pourrait rester là et observer ou, si nécessaire, battre rapidement en retraite. Il vit Romero et Colt atteindre l’arête et reconnut aussitôt en ce dernier l’homme qu’il avait vu au camp des envahisseurs. Le jeune Américain lui avait alors fait bonne impression et, à présent, il rendait hommage à son évidente bravoure ainsi qu’à celle de son compagnon, car tous deux avaient pris la tête de leur troupe face à un danger inconnu.
Romero et Colt regardaient autour d’eux, mais il n’y avait pas d’ennemi en vue et ils firent passer le mot aux autres.
De son poste d’observation, Tarzan vit l’expédition passer le sommet et prendre le chemin d’Opar. Il pensait que ces hommes ne trouveraient pas les caves aux trésors. Il savait à présent que La n’avait pas regagné la ville et il se souciait bien peu du sort de ceux qui s’étaient dressés contre elle. Que ce soit dans la plaine nue et inhospitalière ou dans la cité elle-même, l’expédition ne pourrait accomplir grand-chose pour parvenir à l’objectif qu’il avait entendu Zora Drimov exposer à Colt. Il avait la certitude que la colonne se verrait contrainte de repartir. Entre-temps lui-même poursuivrait sa recherche de La. Ainsi donc, tandis que Zveri conduisait une nouvelle fois sa troupe à la conquête d’Opar, Tarzan, seigneur des singes, enjambait l’arête de la falaise, puis descendait rapidement dans l’intention de reprendre le chemin de la forêt.
À l’intérieur de celle-ci, au bord de la rivière, il y avait un site admirable pour y établir un campement. Ayant remarqué que l’expédition ne comportait pas de porteurs, Tarzan supposait qu’elle avait dressé un camp temporaire à distance raisonnable de la ville et se dit qu’il y trouverait peut-être La, prisonnière.
Comme il s’y attendait, il découvrit le camp à l’endroit où, à d’autres occasions, il avait lui-même campé avec ses guerriers waziris. Un ancien borna de branchages épineux l’encerclait depuis des années. Les nouveaux venus l’avaient réparé et avaient érigé à l’intérieur un certain nombre de huttes grossières, au milieu desquelles s’élevaient les tentes des Blancs. Les porteurs paressaient à l’ombre des arbres. Un seul askari se livrait à un simulacre de garde, tandis que ses camarades sommeillaient tranquillement, leur fusil à côté d’eux. Mais Tarzan ne vit La nulle part.
Il contourna le camp pour passer sous le vent, dans l’espoir de la repérer par l’odorat si elle était vraiment détenue dans ce camp, mais l’âcreté de la fumée et les odeurs corporelles des Noirs étaient si fortes que peut-être elles oblitéraient le parfum de La. Il décida donc d’attendre jusqu’à la nuit tombée pour se livrer à une enquête plus approfondie, une décision dans laquelle le conforta la vue d’armes dont il avait besoin. Tous les guerriers étaient armés de fusils mais quelques-uns, sans doute attachés par habitude aux armes de leurs ancêtres, portaient aussi des arcs et des flèches. De plus, il y avait quantité de sagaies.
Comme sa seule nourriture depuis près de deux jours avait été limitée à quelques bouchées de la chair de Horta, Tarzan avait une faim de loup. Après avoir découvert la disparition de La, il avait caché les cuissots du sanglier dans l’arbre où ils avaient passé la nuit, puis s’était lancé dans ses vaines pérégrinations. Il chassa donc à nouveau, en attendant la nuit, et cette fois ce fut Bara, l’antilope, qui tomba victime de son habileté. Il ne lâcha pas la carcasse de sa proie avant d’avoir entièrement apaisé sa faim. Puis il s’étendit au creux d’un arbre et dormit.
La colère d’Abu Batn contre Zveri prenait naissance au plus profond de l’antipathie congénitale qu’il éprouvait pour les Européens et leur religion. Elle ne fit que croître à la suite des sarcasmes du Russe concernant le courage de l’Arabe et de ses compagnons.
— Chien de Nasrâny ! jura le cheik. Il nous traite de lâches, nous Bedaùwy, et il nous laisse ici comme des vieillards ou des enfants pour garder le camp et la femme.
— Il n’est qu’un instrument d’Allah, dit l’un des Arabes, au service de la grande cause qui libérera l’Afrique de tous les Nasrânys.
— Seul Allah est Allah ! psalmodia Abu Batn, mais quelle preuve avons-nous que ces gens feront ce qu’ils ont promis ? Je préférerais retrouver ma liberté dans le désert et me contenter des richesses que je peux rassembler par moi-même, plutôt que de rester plus longtemps dans le même camp que ces cochons de Nasrânys.
— Il n’y a rien de bon en eux, murmura un autre.
— J’ai regardé leur femme, dit le cheik, et je trouve, en revanche, qu’il y a du bon en elle. Je connais une ville où elle nous rapporterait de nombreuses pièces d’or.
— Dans la malle du chef des Nasrânys, il y a beaucoup de pièces d’or et d’argent, dit l’un des hommes. Son boy l’a dit à un Galla, qui me l’a répété.
— Piller le camp rapporterait gros, suggéra un guerrier olivâtre.
— Si nous faisons cela, peut-être la grande cause sera-t-elle perdue, objecta celui qui avait répondu le premier au cheik.
— C’est la cause des Nasrânys, affirma Abu Batn, et elle ne vise que le profit. Ce gros porc ne nous parle-t-il pas constamment d’argent et de femmes, et du pouvoir que nous exercerons quand nous aurons chassé les Anglais ? L’homme n’est poussé que par sa cupidité. Payons-nous d’avance et allons-nous-en.
Wamala, de son côté, préparait le dîner pour sa maîtresse.
— La première fois, on t’a laissée avec le bwana brun, dit-il, et ce n’était pas bon. Je n’aime pas beaucoup mieux le cheik Abu Batn. Il n’est pas bon. Je voudrais que le bwana Colt soit ici.
— Moi aussi, dit Zora. Il me semble que les Arabes ont l’air maussades et hargneux depuis que l’expédition est revenue d’Opar.
— Ils sont restés assis toute la journée dans la tente de leur cheik à parler, ajouta Wamala. Abu Batn a souvent regardé dans ta direction.
— Ton imagination travaille trop, Wamala, répondit la jeune femme. Ils n’oseraient pas me toucher.
— Qui aurait cru que le bwana brun oserait ? lui rappela Wamala.
— Silence, Wamala, tout ce que tu sais faire, c’est m’effrayer.
Elle enchaîna soudain :
— Regarde, Wamala ! Qui est-ce, là-bas ?
Le boy tourna les yeux dans la direction où regardait sa maîtresse. À la limite du camp se tenait une personne qui aurait arraché une exclamation de surprise au stoïcien le plus endurci.
Une belle femme les regardait attentivement. Une femme demi-nue, dont la beauté resplendissante se révélait être la première caractéristique, et la plus frappante. Des disques d’or recouvraient ses seins fermes, et une étroite ceinture d’or et de pierres précieuses lui entourait les hanches, en soutenant à l’avant et à l’arrière une large bande de cuir souple, parsemée d’or et de joyaux dessinant la forme d’un piédestal sur lequel se perchait un oiseau bizarre. Elle avait les pieds chaussés de sandales couvertes de boue, comme l’étaient ses jolies jambes jusqu’aux genoux. Une masse de cheveux ondulés, où les rayons du soleil couchant faisaient jouer des reflets dorés, entourait un visage ovale aux sourcils étroits et réguliers surmontant des yeux gris, qui regardaient sans crainte.
Quelques-uns des Arabes l’avaient également aperçue et s’avançaient vers elle. Elle détourna rapidement le regard de Zora et Wamala vers les autres. Alors la jeune Européenne se leva vivement pour la rejoindre avant les Arabes. L’étrangère écarta les mains et Zora sourit. La d’Opar s’avança à sa rencontre, comme si elle avait vu dans son sourire un signe d’amitié.
— Qui êtes-vous, demanda Zora, et que faites-vous ici, seule dans la jungle ?
La hocha la tête et répondit dans une langue que Zora ne comprenait pas.
Zora Drinov était une linguistique accomplie, mais elle eut beau recourir à tous les idiomes de son répertoire, y compris quelques phrases de différents dialectes bantous, elle ne parvint pas à communiquer avec l’étrangère, dont le beau visage et la superbe silhouette ne faisaient qu’ajouter un intérêt supplémentaire à l’énigme qui piquait la curiosité de la jeune Russe.
Les Arabes lui parlèrent leur propre langue et Wamala le dialecte de sa tribu, mais sans succès. Finalement Zora posa le bras sur celui de la femme et la conduisit à sa tente. Par signes, La d’Opar fit comprendre qu’elle voulait se baigner. Wamala reçut l’ordre de préparer un tub dans la tente de Zora et, à l’heure où le dîner fut prêt, l’étrangère reparut, lavée et rafraîchie.
Zora Drinov s’assit en face de cette hôte inconnue. Certaine de n’avoir encore jamais rencontré de femme aussi belle, elle s’étonnait de la voir dans une situation si peu conforme à la majesté de son allure et de son maintien, qui faisaient plus penser à une reine qu’à une malheureuse perdue et dans le besoin.
Par signes et par geste, Zora tenta de converser avec elle, parvenant même à faire rire la royale La. Celle-ci essaya également, si bien que Zora finit par comprendre que cette femme avait été menacée avec des massues et des couteaux, puis chassée de chez elle, qu’elle voyageait depuis longtemps, qu’un lion ou un léopard l’avait attaquée et qu’elle était très fatiguée.
Le repas terminé, Wamala prépara une couche pour La dans la tente de Zora, car une certaine expression sur le visage des Arabes faisait craindre à l’Européenne pour la sécurité de sa belle commensale.
— Tu devras dormir devant l’entrée de la tente cette nuit, Wamala, dit-elle. Voici un revolver.
Dans son beyt de peau de chèvre, Abu Batn, le cheik, s’entretint jusqu’à une heure avancée de la nuit avec les hommes les plus importants de sa tribu.
— La nouvelle venue, dit-il en conclusion, nous vaudra un prix que personne n’a jamais payé jusqu’à présent.
Tarzan s’éveilla et regarda les étoiles à travers le feuillage. Il vit que la nuit en était à sa moitié, se leva et s’étira. Il mangea encore de la chair de Bara, mais modérément, puis se glissa silencieusement dans les ombres de la forêt.
Tout dormait dans le camp établi au pied de la barrière rocheuse. Un seul askari montait la garde et entretenait le feu pour éloigner les bêtes fauves. Mais, d’un arbre, à la limite du borna, deux yeux l’observaient, et, à un moment où il regardait ailleurs, une silhouette tomba pour disparaître aussitôt, sans bruit, dans les ténèbres. L’intrus rampa derrière les huttes des porteurs, en s’arrêtant de temps en temps pour humer l’air, les narines dilatées, puis arriva enfin, sans quitter l’ombre, aux tentes des Européens. Il les visita l’une après l’autre, en pratiquant une ouverture dans la toile de la paroi arrière. Tarzan cherchait La, mais il ne la trouva pas et, désappointé, changea d’occupation.
Il fit le tour d’une partie du camp, en rampant ainsi et en avançant pouce par pouce, de peur que l’askari de garde ne le voie. Il parvint ainsi aux abris des autres askaris, où il choisit un arc et des flèches, ainsi qu’un forte sagaie. Mais il n’en avait pas encore fini.
Il resta longtemps tapi, à attendre que l’askari, posté en sentinelle près du feu, change de place.
Enfin, celui-ci se leva, jeta un peu de bois sec sur le feu, et se dirigea vers l’abri où dormaient certains de ses camarades pour avertir l’homme qui devait le relever. C’était le moment que Tarzan attendait. Les pas de l’askari le conduisirent en effet tout près de l’endroit où Tarzan était blotti. L’homme passa devant lui et, au même instant, l’homme-singe bondit sur ses pieds et s’élança sur le Noir stupéfait. Son bras puissant l’entoura et l’attira contre une de ses épaules bronzées. Comme Tarzan l’avait prévu, un cri de terreur s’échappa des lèvres de la sentinelle, réveillant ses camarades. Alors, sa proie gigotant contre lui, l’homme-singe disparut rapidement dans l’obscurité du campement, loin du feu, sauta par-dessus le borna d’épines et s’enfonça dans la jungle.
L’attaque avait été si soudaine et si violente, la surprise de l’homme si complète, qu’il avait lâché son fusil en essayant d’agripper son adversaire au moment où celui-ci le plaquait contre son épaule.
Ses cris, se répercutant à travers la forêt, avaient attiré ses compagnons hors de leur abris, juste à temps pour leur permettre d’apercevoir une forme indistincte bondir par-dessus le borna, avant de s’évanouir dans les ténèbres. Ils restèrent un moment paralysés par la peur, écoutant les cris faiblissants de leur camarade. Des cris qui cessèrent aussi brusquement qu’ils avaient commencé. Enfin le chef recouvra la voix.
— Simba ! dit-il.
— Ce n’était pas Simba, déclara l’un des Noirs. Cela courait debout sur deux jambes, comme un homme. Je l’ai vu.
Alors s’éleva de la jungle un hurlement aussi long qu’affreux.
Ce n’est la voix ni d’un homme, ni d’un lion, dit le chef.
— C’est un esprit, murmura quelqu’un.
Ils se rassemblèrent autour du feu, en y jetant du bois sec jusqu’à ce que les flammes s’élèvent très haut.
Tarzan s’était arrêté dans l’obscurité de la forêt et avait posé son arc et sa lance qui, jusque-là, l’avaient empêché de se servir de ses deux mains pour maintenir son prisonnier. Les doigts de sa main devenue libre s’était alors refermés sur la gorge de sa victime, faisant aussitôt taire ses cris. Tarzan n’avait étranglé l’homme qu’un instant et, quand il avait relâché sa prise, le Noir ne s’était pas remis à crier, par crainte d’attirer à nouveau sur sa gorge l’étreinte de ces doigts d’acier. Tarzan avait promptement remis l’homme sur ses pieds, l’avaient débarrassé de son couteau et, l’attrapant par son épaisse tignasse, l’avait poussé devant lui dans la jungle, sans oublier de récupérer sa lance et son arc. Cependant, il avait poussé le cri de victoire du grand singe mâle, dont il escomptait des effets non seulement sur sa victime, mais également sur ses camarades demeurés dans le camp.
Tarzan n’avait pas l’intention de tuer ce garçon. Il n’en voulait pas à ces pauvres Noirs, innocents instruments de leurs maîtres blancs. Certes, il n’aurait pas hésité à lui ôter la vie si cela avait été nécessaire, mais il connaissait assez les indigènes pour savoir qu’il parviendrait à ses fins sans faire couler de sang.
Mais les Blancs ne pouvaient rien faire sans leurs alliés noirs. Aussi Tarzan comptait-il les effrayer de telle sorte que les projets des maîtres se voient balayés aussi bien que s’il abattait un à un leurs serviteurs. Tarzan était sûr, en effet, que les Noirs fuiraient un secteur où se manifesterait constamment la présence d’un ennemi malin et surnaturel. De plus, cette politique s’accordait au mieux avec le sens de l’humour très particulier qu’avait Tarzan. Cela l’amusait, ce qui n’était jamais vrai du meurtre.
Il marcha, une heure durant, en poussant sa victime devant lui, dans le silence le plus complet, ce qui ne pouvait manquer d’agir sur les nerfs du Noir. Lorsqu’il s’arrêta enfin, il déshabilla complètement son prisonnier et se servit de son pagne pour lui ligoter fermement les poignets et les chevilles. Puis il s’appropria sa cartouchière et quelques autres objets et le laissa là, sachant bien que l’homme saurait bientôt se délivrer de ses liens et que, ne le voyant plus, il resterait convaincu, sa vie durant, d’avoir échappé de peu à un sort horrible.
Satisfait de son œuvre, Tarzan retourna dans l’arbre où il avait caché la carcasse de Bara, mangea encore et dormit jusqu’au matin. Il se remit alors en quête de La, recherchant ses traces dans le haut de la vallée, loin de la barrière rocheuse d’Opar vers où ses premières empreintes indiquaient qu’elle avait dû se diriger. Hélas, elle était repartie dans une autre direction, en aval.